vis ma vie
« Plus l'homme est placé haut sur l'échelle sociale, plus le réseau de ses relations avec les autres hommes est étendu, plus il possède d'autorité sur les autres et plus il apparaît que chacun de ses actes est prédéterminé et inévitable. » Tolstoï
Son premier cri fut retentissant. Pendant longtemps, ces quelques mots ont accompagné toutes les descriptions que l’on pouvait faire de lui, et pour cause : au départ ils étaient deux, des jumeaux, mais seul Aleksei parvint à respirer, et son cri combla l’absence du cri de son frère. Son premier cri fut ainsi amplifié par le silence de l’autre enfant pâle à ses côtés, mais il n’apprit son existence que des années plus tard, et par un membre éloigné de la famille.
Aleksei Gregory Moldavski, donc. Fils aîné, fils héritier, fils unique et fils modèle, les qualificatifs ne manquent pas. Aîné, puisqu’il a éliminé toute concurrence dès sa naissance. Héritier, puisque le sang qui coule dans ses veines n’est ni plus, ni moins que celui de la grande et très ancienne famille des Moldavski, pure depuis des siècles, hautaine, prétentieuse, fière et impitoyable. Nulle compassion au sein de cette famille : l’intransigeance était aussi implacable que les sentences et punitions au moindre écart. Unique, ensuite : un héritier étant en vie, nul besoin selon le couple de sang pur d’en concevoir un autre. Un héritier, un nom : pas de conflit. Telle était leur logique, devant cet enfant à éduquer et formater. Un enfant à élever au rang de son nom, et à la prestance de l’aristocratie sorcière. Bien trop de travail pour s’encombrer d’un autre. Modèle, enfin : Aleksei se plia dès son plus jeune âge à la stricte éducation à laquelle il fut contraint. Précepteurs, elfes de maison, majordome et domestiques même : tel fut son entourage pendant les onze premières années de sa vie.
Articule Aleksei ! lui criait on à longueur de journée, lorsqu’il avait le droit de parler.
Tiens toi droit se voyait il ordonné, agrémenté d’un coup de canne pour lui faire rejeter les épaules en arrière. Si sa démarche d’enfant fut pataude au début, il la délaissa bien vite pour se conformer aux désirs des Moldavski. Et ce fut le fils modèle.
Cependant, les coutumes aristocrates qui coulaient dans les veines de cette antique famille russe ne furent pas les seules à imbiber le caractère calme et doux d’Aleksei. Si le couple était affable, gracieux, précieux et incroyablement charismatique en société, Aliocha comprit rapidement que le gant de velours masquait toujours une poigne de fer. Et il n’en prit réellement conscience que lorsqu’il tortura sous les yeux de son père son premier elfe de maison. Une broutille, selon le patriarche ; un traumatisme pour le petit garçon qui n’avait alors que sept ans. L’âge de raison. L’âge de commencer vraiment les
choses intéressantes comme le dit si bien Gregory Moldaski à cette occasion. Pendant les jours qui suivirent cet épisode, Aleksei se mura dans un silence craintif, masquant sa frayeur et sa terreur derrière un visage d’ange timide. Si ses parents ne devinèrent pas la cause de ce mutisme, ils se méprirent sur sa signification, et le fils modèle se fissura. Explosa. Gregory prit tout de suite les choses en main, et jugea que c’était parce qu’ils s’étaient lui et sa femme bien trop relâchés sur les punitions et leur rigueur que leur fils était devenu une telle femmelette. Et lorsqu’Aleksei fêta ses huit ans, le traumatisme n’était plus qu’un souvenir si fort qu’il l’avait endurci. Son visage d’ange se ferma, pour se teinter d’une morgue altière. Ses manières s’affinèrent un peu plus, d’une assurance factice. Sa douceur se mua en une forteresse inaliénable et inatteignable, dont il n’écoutait plus les gémissements lorsque son père lui apprenait les rudiments de la Magie noire. Ce n’était pas que cette magie le répugnait, Aleksei était ambitieux et avide de pouvoir, c’était qu’il ne voyait pas la finalité dans le fait de blesser et meurtrir gratuitement. Là où ses parents se complaisaient dans la torture et le sang, il ne voyait que de la violence inutile. Mais malgré ses pensées, il apprit. Se plia. Se soumit. Accepta. Lorsqu’au matin de ses onze ans, Durmstrang et Poudlard virent tous deux sonner à sa porte, il ne comprit pas immédiatement ce que ça signifiait. Le Manoir Moldavski accueillit à cette occasion des discussions et un débat pour savoir où le jeune héritier allait étudier. La tradition familiale exigeait qu’il fasse ses classes à Durmstrang, comme ses parents et tous ses aïeuls avant lui, mais l’invitation du Seigneur des Ténèbres ne pouvait décemment se refuser. Et la réputation de Poudlard n’était plus à faire, surtout depuis l’accession du Mage Noir au pouvoir. Pour ça, oui, l’école avait bien changé et s’était bonifiée aux yeux des Moldavski, qui n’auraient pu des années auparavant accepter de voir leur si chère progéniture se mêler à des sang-de-bourbe, impurs qu’il n’avait jamais fréquenté jusque là, ils y avaient veillé. Le soir, la décision fut prise, et une semaine plus tard, une lourde valise derrière lui, des menaces et des ordres avec lui, Aleksei quitta pour la première fois son manoir, son domaine et sa Russie natale, en direction de l’Ecosse.
« Nous ne savons rien. Le seul espoir de savoir, c'est de savoir tous ensemble, c'est de fondre toutes les classes dans le savoir et la science. » Tolstoï
Serdaigle s’écria le Choipeau en frôlant les cheveux clairs d’Aleksei, le faisant sursauter et se fendre d’un sourire crispé. Serdaigle donc, il ignorait si c’était une bonne nouvelle, ou un échec qu’il allait payer par la suite. Il ne savait pas grand-chose de Poudlard, il ne savait pas grand-chose du Royaume Uni, excepté sa langue, qu’il parlait distinctement avec un accent de l’Est bien prononcé. Serdaigle donc. Maison des érudits, maison des éléments les plus brillants, auparavant. Il y découvrit des artistes, il y découvrit des travailleurs, des hypocrites, des ambitieux : comme lui. Pendant les années à Poudlard, Aleksei s’attacha à être ce que l’on avait toujours attendu de lui : parfait. Il s’attira les mauvaises grâces des envieux, les critiques des jaloux, mais il n’y pouvait rien : sa silhouette fine mais pourtant sportive s’additionnait à son sourire charmeur et teinté d’une innocence factice, ainsi qu’à son élégance naturelle héritée de sa mère. Pendant huit ans, il fit honneur à son nom, à son sang, à son futur de Mangemort qui se profilait devant lui avec une clarté qui contrastait drastiquement avec la noirceur de ses actes. Pendant huit ans, il s’imposa doucement, sans forcer, comme leader de son année dans un premier temps, puis de sa maison dans sa globalité. Studieux, attentif, apprécié, ses résultats étaient parfaits, à son image, et nul reproche ne pouvait lui être officiellement adressé, exception faite bien évidemment de cette perfection qui ne semblait pouvoir se dissocier du moindre de ses faits et gestes. A dix huit, diplômé de Poudlard avec les honneurs, Aleksei put enfin rentrer en Russie, mais quelques mois lui suffirent pour comprendre que c’était désormais sur l’Île qu’il pourrait faire sa vie. La présence étouffante de ses parents réveillèrent en lui pendant ces mois d’été un écœurement teinté d’amertume et de rébellion : il s’inscrivit pour la rentrée à l’école de Médicomagie, attiré par les multiples possibilités des potions et, il fallait bien se le dire, l’humanité du métier. Ce fut aussi pendant cet été qu’il apprit l’existence de son frère mort-né, et ce frère qu’il n’avait pu connaître et dont il avait partagé le moindre gène joua un important rôle dans sa décision. A vingt trois ans, il sortit à nouveau avec les honneurs de l’école de médicomagie, trouva directement un poste à l’hôpital sorcier où il s’appliqua du mieux qu’il pouvait à faire ce pour quoi il était doué. Soigner, le jour ; torturer, la nuit. La marque sur son bras le brûlait régulièrement, sa servilité inculquée depuis son plus jeune âge et son manque d’intérêt quant aux blessures et à la souffrance qu’il pouvait causer se heurtant à la forteresse de sa prise de conscience.
« Il n'est nulle grandeur là où manquent simplicité, bonté, et vérité. » Tolstoï
Mais même si on se recroqueville dans un coin de son esprit, laissant et écartant loin de nous la réalité de nos actes, tout cela finit toujours par venir frapper au carreau, et devant l’absence de réponse, passer par la moindre ouverture négligée. Lorsqu’Aleksei arriva à Ste Mangouste ce soir là pour une longue et fastidieuse garde au service des victimes de sortilèges, il ne se doutait pas rencontrer face à face le traumatisme de ses sept ans, celui là même qu’il avait transformé en armure blindée entre ses actes et sa douceur fragile. Toute armure a une faille, et la sienne vola en éclat lorsqu’on lui interdit de soigner un malade. Il n’avait certes que vingt sept ans et ne pouvait aller contre un ordre direct, mais étant de garde, il ne put qu’assister à la lente agonie du blessé, revoyant sur ses mains le sang de son compagnon d’enfance, et les larmes qui s’y étaient mêlées.
Si à sept ans sa réaction fut un mutisme et un réflexe de défense s’apparentant à de la lâcheté, vingt ans après elle fut tout autre. Aleksei ne laissa certes rien paraître, mais les cernes sévères et les potions qu’il ingurgita les jours qui suivirent pour combler ses insomnies ne furent que de faibles substituts à ce dont il avait besoin pour continuer à être le mangemort désintéressé qu’il était depuis longtemps. Un mois plus tard, sa décision fut prise. Les cernes disparurent, les potions s’intensifièrent, son caractère se durcit davantage. Et il chercha par tous les moyens à contacter ceux qui allaient pouvoir l’aider à sauver les vies qui méritaient de continuer à être, contrairement à ce que ses supérieurs pouvaient lui dire. Lorsqu’il parvint finalement à trouver l’Ordre du Phénix, il prit le temps de réfléchir. Sa vie se jouait face à ce choix, et même s’il n’avait jamais totalement eu la fascination obscène de ses parents pour la violence, ni le dégoût de ses proches pour les sang-de-bourbe, il prit le temps de poser les choses avant de tourner le dos à tout ce qui avait constitué jusque là son univers.
« Il faut être un grand homme pour savoir résister même au bon sens. » Dostoïevski
Et le bon sens lui soufflait qu’il était fou de se lier de cette manière à des adorateurs des moldus et des morts en sursis. Pourtant, Aleksei maintint sa décision sitôt qu’elle fut prise, et s’intégra lentement, avec sa discrétion coutumière, à ces hors-la-loi. Il maintint aussi les apparences, préférant jouer de son importante position au sein de l’hôpital pour s’abstenir de sombrer à nouveau et tenter de préserver sa conscience médicale mise à mal par des années d’aveuglement volontaire. S’il avait honte de la marque qui tache son avant-bras ? Il ne saurait le dire. L’introspection n’était pas son point fort, il ne le savait que trop bien, et il avait peur dans un sens de se plonger dans les années écoulées depuis ses sept ans, de peur d’y trouver un être dont il ne voudrait pas. Avec ce changement de camp, vint un métamorphe. Après tout, la mort de son elfe de maison s’était vue accompagnée d’un revirement drastique dans le caractère affichée du Moldavski, il fallait à nouveau marquer le coup dans son esprit. S’il était voué à devenir un
espion, que cette appellation lui sembla risible la première fois, voire simplement un
agent double, celle là ne lui sembla pas beaucoup mieux, il lui fallait un camouflage. Et de taille. L’évidence s’imposa d’elle-même, et si le résultat ne fut pas la discrétion escomptée, Aleksei ne put voir que son reflet dans les yeux clairs du félin qui se dressa face à lui lorsqu’il se transforma pour la première fois. Il ne s’attendait pas à un tel animal. En réalité, il ne savait pas vraiment à quoi s’attendre, il n’espérait rien de plus qu’une protection, qu’un guide, qu’un indice quant aux années qui menaçaient de s’écouler devant lui.
« Plus j’aime l’humanité en général, moins j’aime les gens en particulier, comme individus. » Dostoïevski
Aleksei fronça les sourcils devant les parchemins disposés sur le bureau. Il n’y avait strictement rien d’intéressant là dedans, mais plus encore, tout cela lui semblait confus. Il pensait pourtant bien faire lorsqu’il avait demandé à l’un de ses internes de faire un recensement précis de tous les malades hospitalisés, pour essayer de voir avant ses supérieurs quelle personne risquait de perdre la vie en pensant qu’on allait la lui sauver. S’il avait eu au début la moindre illusion quant à l’éthique du personnel soignant de Ste Mangouste, ce n’était plus le cas. La désillusion avait été rude, à l’image d’une chute violente et imprévue, sans l’incroyable habileté du félin à retomber sur ses pattes. Le slave posa l’une de ses pattes tachetées sur les parchemins, s’étonna de voir de longs doigts s’enrouler autour des listings, et il se laissa tomber sur le fauteuil de cuir, laissant échapper un feulement agacé. Il ne comprenait pas. Il ne comprenait rien. Il ne voyait rien. Et l’incroyable sentiment d’impuissance qui était en train de s’emparer de lui risquait de réveiller l’animal en son sein. Animagus non déclaré, il avait lutté pendant deux longues années pour garder son calme et laisser son corps dans sa totalité se transformer de lui-même en son alter ego bestial. Le raffinement des Moldavski s’était aussitôt incarné dans le pelage immaculé de la panthère. Ses travers, dans les taches qui parsemèrent bientôt ledit pelage. La violence dont il pouvait faire preuve à ses dépends prit forme par le biais de crocs étincelants qui ne semblait chercher qu’à se marbrer de pourpre. Aleksei devait se l’avouer, il aimait profondément sa forme animale. Souplesse, puissance, grâce et élégance rassemblés dans un animal à la hauteur de ses prétentions. Car s’il avait changé d’allégeance, Aleksei n’avait pas muté au point de renier totalement des années d’éducation aristocratique et de charisme naturel Posé, calme et patient, la panthère des neiges était à son image, jusque dans le narcissisme dont elle pouvait faire preuve en s’allongeant de manière nonchalante dans une neige poudreuse, se fondant dans un paysage aussi blanc que son âme était ténèbre.
Le Russe ferma les yeux, s’exhortant au calme et à la prudence. Seul, donc, il avait fait ce chemin de conversion auquel pouvait s’apparenter le long apprentissage d’animagus. Seul, et cela se ressentait à chaque instant. Incapable de parfaitement dissocier l’humain de l’animal, la panthère des neiges s’infiltrait dans ses pensées et dans ses actes à chaque montée de stress et d’adrénaline, l’invectivant de pensées dominatrices et prédatrices, à l’image du parfait chasseur qu’il pouvait être. Une main de fer dans un gant de velours, tout comme ses parents des années plutôt.
Ses mains se mirent à trembler, et Aleksei posa le parchemin avec précipitation, avant de joindre ses mains pour y poser son menton. Il avait conscience de la présence de sorciers dans les étages qui se succédaient sous le parquet de son bureau. La panthère, aussi, en avait conscience. Mais là où l’homme avait tendance à attendre, elle ne souhaitait qu’agir, courir, s’enfuir et attaquer. L’action, toujours, en contraste avec l’attitude si tempérée de l’ancien Bleu-et-Bronze.
La porte s’ouvrit, et ne daignant sursauter, Aleksei posa ses yeux clairs sur l’importun.
« Une urgence, monsieur. Au niveau six. Nous sommes en sous effectif, ce soir. » Trois phrases. Quelques informations. La panthère proposa d’une voix douce de se jeter sur l’homme pour lui apprendre la politesse, suppliant Aleksei de se laisser aller à cette susceptibilité croissante. Le Russe inspira posément, se concentrant sur les mots du sorcier.
« Sous-effectif ? Et pourquoi donc ? » Ses doigts glissèrent le long des parchemins, vers où le regard du médicomage dérivait un peu trop, et Aleksei jugea plus prudent de les faire disparaitre d’un simple coup de baguette. Sa nervosité s’évacua brutalement sans qu’il n’y prenne garde, lorsqu’il froissa les parchemins et les jeta dans la cheminée qui ronflait dans son dos, réchauffant la pièce. La panthère ronronna de plaisir, et le Russe se contraignit un peu plus au calme. Détaché, professionnel, mangemort et calme : voilà ce qu’il devait être. Il n’avait pas le droit de déchaîner la rage qui l’habitait à chaque fois qu’il songeait à ceux qu’il ne pouvait sauver, et à l’injustice écœurante présente dans la notion même d’
urgence.